INTERPELLATIONS POLICIÈRES EN MANIFESTATIONS : DES TRAUMAS DURABLES POUR LES PLUS VULNÉRABLES

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Jean-Alexandre a été diagnostiqué autiste avec dyssynchronie pendant son enfance. Son amie Awa souffre de schizophrénie. Ensemble ils étaient partis dîner en ville le 1er mai 2023 à Paris. Ils se sont retrouvés nassés par la police.
Signalons au passage que la pratique de la nasse a été jugée illégale par le Conseil d’Etat en juin 2021.
Jean-Alexandre et Awa sont alors dans une ruelle peu éclairée et il leur est interdit de boire, de bouger, d’aller aux toilettes.

Le psychologue Christophe Leclerc déclare : « On assiste à un contrôle total des corps. La fuite devient impossible. Dans le cas de sujets schizophrènes ou autistes, les points de fuite sont primordiaux. Pour eux, il y a souvent déjà un sentiment d’enfermement à l’intérieur de son esprit. Dès lors qu’il y a la rencontre avec un autre enfermement dans la réalité, alors là c’est traumatisant ». La nasse peut laisser des séquelles durables pour n’importe qui, mais pour les personnes vulnérables, c’est nettement plus dangereux.

À un moment, la fouille des hommes commence. Jean-Alexandre prévient un policier qu’il est autiste et ne peut supporter qu’on le palpe. Ce policier le comprend, mais un 2éme policier se saisit brutalement de Jean-Alexandre, lui fêle une vertèbre cervicale et lui déboîte une épaule. Et ceci bien que son collègue lui ait crié « Doucement, il est autiste ».

Hawa de son côté, comme les autres femmes subit des insultes sexistes, en plus des violences physiques. Elle est menottée et emmenée en fourgon « Là, ça commence à devenir flippant. Où on va ? Pour combien de temps ? On ne sait rien, aucun policier ne veut nous répondre.». Christophe Leclerc explique : «L’aléatoire et l’incompréhension rendent fou. Quand une punition tombe, elle doit être corrélée à une faute. Surtout pour ces personnes, qui ont encore plus besoin de communication, éclaire le psychologue. Vous enfermez une personne avec une fragilité psychopathologique sans raison ? Vous lui donnez toutes les raisons de devenir dingue !». Dans les camions, l’intimidation continue. Jean-Alexandre raconte : «Ils faisaient des blagues horribles sur ceux qui pleuraient ou qui se sont fait pipi dessus». Quant à Hawa, elle s’indigne : «On a dû négocier très longtemps pour pouvoir au moins faire sortir une fille qui faisait une crise de spasmophilie. C’est grave, non ?»

Mais les policiers sont fort peu formés à intervenir sur de personnes handicapées. Il existe bien un module de «sensibilisation du futur policier aux différents troubles qu’il pourra constater dans la population», mais un policier déclare : «On parle des troubles psychiques et neuropsychiques avec la psy, ça doit durer une heure mais rien de plus», un autre se souvient : «On a eu des notions sur les malades mentaux, par exemple de ne pas les regarder dans les yeux et de faire attention». Vu le peu d’heures de formation sur ce sujet, les connaissances acquises par les policiers sur ce sujet se résument à pas grand-chose. Certains d’entre eux déclarent même : «avoir fait l’impasse, vu la quantité de contenus qu’il faut ingurgiter». En conséquence, « on n’a pas de directive précise et on doit prendre une décision dans l’urgence, souvent en moins de cinq secondes», selon un policier.

Pourtant, Arnaud Grand, responsable du foyer de vie la Maison du Coudray à Corbeil-Essonnes (Essonne), qui accueille des résidents atteints de troubles psychiques stabilisés, déclare à propos des personnes fragiles : «Au lieu de les interpeller brutalement et d’être dans le répressif, il faudrait être dans l’écoute, dans la communication et dans le soin». Face aux nombreuse violences policières envers les personnes vulnérables, il a mis sur pied en 2018, un partenariat entre l’association ALVE (Accompagnement, Lieux de Vie, Entraide) et la police municipale de Corbeil-Essonnes. «Ce sont eux qui sont en première ligne dans l’espace public et ils ont souvent un regard très négatif. Ils doivent impérativement adapter leur langage verbal et non verbal, au risque de créer des dégâts irréversibles». En janvier 2023, une convention a été signée entre la police nationale et l’Union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés (Unapei) qui interviendra en école de police pour parler des besoins spécifiques des personnes en situation de handicap intellectuel. Mais il n’est pas précisé à quel volume horaire cela correspondra dans la formation.

Quant à Jean-Alexandre, il est sidéré d’entendre, arrivé au commissariat de Boulogne (92) qu’il va être placé en garde à vue pour «réunion en vue de commettre des dégradations et des violences». Puis son angoisse augmente vu les conditions de détention : « On nous répète sans cesse que le premier qui bouge prendra 50 000 volts dans la gueule ». Un médecin, durant cette garde à vue lui dit qu’il a un hématome dans le dos, une luxation de l’épaule et lui prescrit un Lexomil vu son anxiété. De son côté, Awa est interrogée toujours menottée, on lui dit qu’elle ira en prison : « A ce moment-là c’est trop pour moi, je m’effondre».

Le quotidien de Jean-Alexandre, 5 mois plus tard, ce sont les rendez-vous chez le psychologue et les séances de rééducation. Il y a ses séquelles physiques : os atlas fêlé, épaule droite déboîtée, cervicalgie et hypertension. Mais aussi, vu son stress post-traumatique, il est sous anxiolytiques et antidépresseur.
Pour Christophe Leclerc, la violence policière crée un choc d’autant plus fort que ça «fait voler en éclats le sentiment de protection du sujet dans la société. Tout d’un coup, la sécurité n’est plus assurée par cette autorité extérieure censée le faire». S’installe alors une peur de la police que tout peut raviver « Dès lors, le principal danger est que toute expérience de rue devienne une peur. Que chaque pas dans la rue ne rappelle le traumatisme vécu ».

Jean-Alexandre et Awa n’ont fait l’objet d’aucune poursuite, cela a d’autant plus motivé leurs avocates a déposer une plainte collective pour détention arbitraire, même si elles ne se font guère d’illusion sur l’issue de cette plainte. Contactée par Libération, le préfecture de Paris a seulement déclaré que Jean-Alexandre a fait l’objet d’un examen par un médecin en garde à vue.